Histoires de vie, et de vies...
13 Novembre 2016
Quand je l'ai rencontré, ses jambes le portaient bien droit, deux belles colonnes musculeuses.
"Un homme, c'est un homme, mais un bel homme, c'est autre chose", disait Louise de Vilmorin. Elle n'avait pas tort, et plus d'un cou féminin se dévissait sur son passage.
Pourtant le Paladin, en dépit de sa silhouette dense, de son œil bleu ardoise et de son grand rire sonore, était en miettes. Derrière la façade, la face à sauver parce qu'il le fallait bien, l'homme coulait sous le poids des mots refoulés, des douleurs ravalées, des revers subis. Et là où mes copines voyaient un homme diablement séduisant, je voyais, j'entendais les pleurs étouffés d'un petit garçon qu'on avait puni à tort, et qui ne parvenait pas à devenir grand.
Un parent bienveillant donne des ailes à son enfant et se réjouit de le voir les déployer. Un parent culpabilisant est un réducteur de vie, de cœur, et d'âme. Il juge, limite, condamne. C'est un truc imparable, la culpabilité, vous avez remarqué? Les vrais responsables ne se sentent jamais coupables. Celui qui culpabilise, par contre, est foutu. Il ne peut plus rien faire de bien, ni pour lui, ni pour les autres.
Y a-t-il quelque chose de pire que de chercher à gâcher la vie de son enfant comme on a gâché la sienne?
Le Paladin m'a raconté sa vie. Il m'a raconté sa vie comme une succession d'échecs, tous prédits par son père à grandes affirmations malveillantes. Imaginez qu'à chaque fois que vous tentez quelque chose, on vous dise "C'est nul", ou "Tu vas te planter". A la longue, vous finissez par y croire. Par des actes, par des mots, on peut vous marquer au fer, même bien avant votre naissance d'ailleurs, et vous assigner une place qui n'est pas celle que vous auriez choisie, vous faire endosser une vie dans laquelle vous ne vous reconnaissez pas.
Il m'a raconté sa vie. Il me disait " Chaque fois que je veux avancer, le sol se dérobe sous mes pieds...". Troublante intuition...
Je n'étais pas en recherche de quoi que ce soit, de qui que ce soit. J'avais, vif comme le plaisir que j'avais à pratiquer la danse, le goût de l'indépendance. Cet homme, pourtant, a été une évidence. Immédiate. Irréversible.
Toute ma vie s'est redessinée autour de lui. Il était en miettes, je lui ai redonné vie. Il a appris à s'aimer, à aimer l'enfant qui souffrait en lui. Enfin, il a cessé de marcher avec un pied gauche dans une chaussure droite. Et, réconcilié avec lui-même, il est devenu un homme. Non, rassurez-vous, je ne vais pas faire ma Nicole Croisille et beugler que "je suis devenue feeeeeeeeeeeemme"! C'est bien parce que je l'étais déjà que j'ai été à même de l'aimer, et de l'aider.
Auprès de lui, grâce à lui, je me suis découvert une force que je ne me soupçonnais pas.
Happy end? Pas tout à fait... Plus de trente ans de violence sournoise, le corps a lâché, le sol s'est dérobé, pour de bon. La sclérose en plaques est une maladie auto- immune, le corps qui se retourne contre lui-même. Sans vouloir faire de la psychologie de comptoir, avouez qu'il y a de quoi se questionner...
Reste que le Paladin est devenu ce qu'il était déjà, sauf qu'il ne le savait pas: un homme courageux, entreprenant, solidaire, intelligent. Un bel homme, et un mec bien. Tel qu'en lui-même, mieux qu'en lui-même, toujours véhément, même marqué par la maladie. Il a gardé son rire sonore, ses bras si exactement dessinés pour moi, et son regard ardoisé n'a jamais, jamais reflété la moindre indifférence à la vie.
En dépit de tout ce qui lui a été dévolu d'épreuves et de douleurs, il garde en lui, merveilleusement intact, bouleversant d'intensité, un goût absolu pour la vie. Et je continue à l'aimer, à l'aimer au-delà de moi. Pour le meilleur et le meilleur. Le pire n'existe pas. Nous nous aimons.
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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