Histoires de vie, et de vies...
Par Thomas Mahler
Contrairement aux affirmations du magazine Time, 2020 fait pâle figure en termes de calamités par rapport au passé. On peut même trouver des bonnes nouvelles.
"Les quatre chiffres de 2020 barrés d'une croix rouge. Et un titre choc : "la pire année de l'histoire". Avec sa dernière couverture, très graphique, l'hebdomadaire américain Time Magazine s'est assuré une promotion virale. Sous forme d'un long lamento, l'article signé par la critique de cinéma Stephanie Zacharek recense les fléaux de ce millésime : pandémie de Covid-19 bien sûr, mais aussi démocratie américaine fragilisée par l'élection contestée de Joe Biden, assassinat de George Floyd et tensions raciales, "récurrences de désastres écologiques qui confirment à quel point nous avons détruit la nature", disparitions de Kobe Bryant, Ruth Bader Ginsburg ou Chadwick Boseman (à croire que des célébrités ne meurent pas les autres années...).
"Depuis la diffusion du fascisme dans les années 1930 - une menace que l'Amérique n'a activement reconnue qu'au début des années 1940 - nous n'avons pas dû faire face à de si nombreux événements anormaux, qui ont été de manière flagrante distordus par un "leadership" aberrant" assure Time. De quoi déchaîner les réseaux sociaux. "C'est amusant de voir que cette génération pense qu'elle a vécu la pire année de l'histoire alors qu'elle était assise devant Netflix" a raillé un utilisateur de Twitter.
Aux yeux des médias, 2020 est la plus mauvaise année de l'histoire depuis... 2016. Il y a quatre ans, une tribune du New York Times ou un article de Slate se demandaient si l'humanité venait de vivre les pires douze mois de son histoire. On se plaignait alors du... virus Zika, de l'élection de Donald Trump, du Brexit, de la tuerie d'Orlando ou de l'attentat de Nice. Là aussi, on pleurait des célébrités décédées (David Bowie, Prince, Mohamed Ali...).
C'est Elisabeth II qui a popularisé l'expression "annus horribilis". La reine faisait référence à 1992 et aux diverses mésaventures de la famille royale (incendie du château de Windsor, séparations du prince Andrew, de la princesse Anne, révélations sur les turpitudes conjugales du Prince Charles et de Lady Di...). Rétrospectivement, cette année a dû lui paraître bien douce par rapport à 1997 et l'accident de Diana.
Ce ton catastrophiste et cette amnésie collective sont une illustration, jusqu'à la caricature, du biais de négativité que ne cesse de dénoncer Steven Pinker, célèbre psychologue cognitiviste canadien. Comme le professeur à Harvard le rappelle dans le Triomphe des lumières (Les Arènes), les penchants alarmistes des médias s'associent à nos biais cognitifs pour nous faire oublier la réalité chiffrée de l'évolution humaine.
Selon un célèbre adage anglo-saxon, "When it bleeds, it leads" ("Quand ça saigne, c'est en Une"). Le journalisme se nourrit de crises et de désastres plutôt que de statistiques. À quoi il faut rajouter une prime morale au catastrophisme. Un journaliste qui décrit des calamités va paraître sérieux et profond, tandis que celui qui rappelle des bonnes nouvelles sera perçu au mieux comme étant naïf, au pire comme servant de suppôt du pouvoir. "Aujourd'hui, pense-t-on, être un journaliste sérieux, c'est montrer ce qui ne va pas va. Si vous écrivez un article positif, il sera perçu comme de la propagande à la solde de l'establishment. Quel média parle des pays en paix, de la hausse de l'espérance de vie ou du déclin de la pauvreté globale ?" nous confiait Steven Pinker, qui reproche à notre profession de ne pas assez remettre en perspective l'actualité immédiate.
Ce prisme pessimiste des médias amplifie des erreurs de raisonnement naturels de leurs lecteurs et téléspectateurs. Comme l'ont montré les psychologues Daniel Kahneman et Amos Tversky, le biais de disponibilité fait qu'instinctivement, nous basons notre jugement sur les informations frappantes immédiatement disponibles en mémoire. Une attaque de requin ou un crash d'avion vont marquer nos esprits, et ainsi nous tromper sur les risques réels.
À travers la mondialisation et les médias de masse, nous avons aussi élargi notre cercle de sympathie. Cette évolution, bien sûr positive, nous fait nous sentir concernés pour des souffrances de plus en plus éloignées géographiquement de nous. Mais, en contrepartie, une empathie grandissante et une plus grande sensibilité face aux atrocités nous fait aussi perdre de vue les évolutions historiques, et notamment un déclin de la violence. "Aujourd'hui, nous considérons la guerre en Syrie comme une tragédie humanitaire. On se souvient rarement de la même façon des conflits des décennies précédentes, comme la guerre civile chinoise, la partition de l'Inde ou la guerre de Corée, alors qu'ils ont tué ou déplacé plus de personnes" note Steven Pinker dans Le triomphe des Lumières.
Il suffit d'un rapide retour en arrière pour vérifier toute l'absurdité de l'affirmation du magazine Time. Les années bien plus coûteuses en termes de vies humaines abondent. Un historien pourrait citer 1943. Outre le carnage de la Deuxième Guerre mondiale, l'extermination de la Shoah et les morts de Jean Moulin ou Simone Weil, la famine du Bengale a tué plusieurs millions de personnes et les Etats-Unis furent marqués par des émeutes raciales. On peut aussi opter pour 1919, année de la grippe espagnole (jusqu'à 50 millions de morts selon des estimations) et, encore une fois, de terribles violences raciales aux Etats-Unis. Ou pour 1348, avec la Peste noire qui décima près de de la moitié de la population européenne. En plus d'une grande récession économique, de la désertification des villes et de violences antisémites, la peste bubonique est en partie responsable du repli de la Chine ou de l'accélération de la chute de l'Empire byzantin. Et si l'on veut un vrai film catastrophe, il est aussi possible de remonter à 66 millions d'années en arrière, quand la collision d'un météore dans la péninsule du Yucatan fut sans doute la principale cause de la disparition des dinosaures. Il va sans dire que cette liste noire est loin d'être exhaustive.
Consciente du ridicule de l'affirmation de la couverture du Time, Stephanie Zacharek tente d'argumenter que 2020 est au moins la pire année au niveau de nos existences. Une preuve que les humains ont la mémoire courte même à l'échelle des décennies. Comme le montrent inlassablement Steven Pinker, le libéral suédois Johan Norberg ou l'économiste spécialiste de datas Max Roser, les évolutions en termes de santé, de niveau de vie ou de bien-être ont été spectaculaires ces dernières années, mais elles ont rarement fait la Une des journaux. Plus de 40% de la population mondiale vivait dans l'extrême-pauvreté (moins de 2 dollars par jour) en 1980. Ils étaient encore près 30% au milieu des années 1990, contre moins de 10% aujourd'hui. L'espérance de vie est passée de 65 ans en 1990 à 72 ans en 2016. Le nombre de morts dues à des maladies infectieuses a été réduit de près de moitié depuis 1990. Comme a averti un rapport de la fondation Bill et Melinda Gates, la pandémie du Covid-19 risque de marquer un recul en matière de réduction de la pauvreté, d'éducation, ou de lutte contre le sida ou le paludisme. Mais c'est là un contretemps, plus qu'une évolution profonde.
On peut même trouver des bonnes nouvelles en 2020. Pour la cinquième année consécutive, le nombre de morts provoqués par le terrorisme a diminué. Selon le Global Terrorism Index, 2020 a représenté, avec moins de 14 000 morts dans des attentats, une décrue de 15% par rapport à 2019. La défaite électorale de Donald Trump est un revers cinglant pour le populisme, et en dépit du ridicule déni de l'actuel locataire de la Maison-Blanche, la transition démocratique se fait dans de meilleures conditions que ne le craignaient de nombreux experts. Avant le scrutin, ceux-ci annonçaient un risque élevé de violences, et envisageaient même un coup d'Etat. Le 31 octobre, un article de The Atlantic recensait ainsi très sérieusement les stratégies à adopter dans l'hypothèse d'un putch du président sortant.
Surtout, 2020 est inédite dans l'Histoire pour la façon dont l'humanité s'est mobilisée face à une épidémie. Comme l'avait annoncé Johan Norberg en avril à l'Express, c'est bien la "meilleure année pour faire face à une pandémie". La vitesse à laquelle le génome du coronavirus a été séquencé et mis à disposition des scientifiques de la planète entière fut impressionnante. Tout comme la rapidité de la réponse vaccinale pour une maladie émergente. 2020 marque ainsi la consécration de la technologie des vaccins à ARN, longtemps cantonnés dans les laboratoires de recherche. Selon Bruno Pitard, directeur de recherche (CNRS) interrogé dans un article du Monde, "c'est une histoire de fou. Aucun produit à base d'ARN messager n'avait dépassé la phase 2 d'un essai clinique, ni en cancérologie, ni en immunologie, ni en virologie. Et là, premier essai de phase 3, jackpot ! J'ai beau vanter le potentiel de cette technologie depuis des années, je n'imaginais pas un tel scénario (...) Cette aventure est d'ores et déjà extraordinaire." Parions que dans quelques années, la biochimiste hongroise Katalin Kariko, fille de boucher dont les recherches sur l'ARN messager ont joué un rôle déterminant, se verra décerner un prix Nobel.
Reste une tendance de fond des plus inquiétantes : le réchauffement climatique. 2020 s'annonce comme l'une des trois années les plus chaudes jamais enregistrées, avec 1,2 degré au-dessus des températures de l'ère préindustrielle. C'est d'autant plus alarmant qu'un épisode La Nina est en cours, provoquant un refroidissement du Pacifique équatorial. Il y a "au moins une chance sur cinq" que la température mondiale dépasse d'ici 2024 l'objectif de l'accord de Paris, à savoir une hausse de 1,5°C, a averti Petteri Taalas, secrétaire général de l'Organisation météorologique mondiale (OMM). Le ralentissement économique provoqué par la pandémie n'a même pas freiné l'augmentation de la concentration de CO2 dans l'atmosphère. À l'humanité donc de réagir pour que 2020 ne soit, dans un avenir proche, pas évoquée avec nostalgie comme ayant représenté le crépuscule... des jours heureux."
Thomas Mahler
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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