Depuis quelques semaines, tant de questions s'accumulent dans ma tête. Ce n'est malheureusement pas la première fois qu'elles m'assaillent. Elles se sont déjà posées lorsque j'étais plus jeune, bien plus jeune. J'avais 11 ans et un homme m'a arrêtée dans la rue, pour un renseignement, pensais-je. À ma grande surprise, il s'agissait d'autre chose, il s'agissait de toucher et commenter ma poitrine naissante : « Ça pousse, hein fillette, ça pousse ! » Sidérée, je n'ai pas bougé, alors il a continué… Si des caméras de surveillance avaient été présentes, elles m'auraient vue partir d'un pas lent, et sans panique aucune. J'avais simplement les jambes en coton, coupées. Je ne cherchais rien, je le dis car cela semble être décisif pour certains, je ne demandais rien, pas même un rôle. Juste à grandir tranquille. Je ne commenterai pas les autres « désagréments » que j'ai subis ensuite dans le métro ou dans la rue. Une scénariste me confiait la semaine dernière quelle était sa tactique au même âge. Elle gardait toujours un mouchoir dans sa main, et quand un homme l'inquiétait, elle se mouchait bruyamment : on n'agresse pas une fille malade, imaginait-elle.

 

Je ne raconterai pas davantage ce qui s'est passé quand, à 16 ans, j'ai voulu quitter mon copain. Je ne parlerai pas non plus de mes débuts de comédienne, je les ai couchés dans un roman, mélangeant ma propre expérience à celles de plusieurs camarades. Je veux seulement partager aujourd'hui ces quelques questions. N'est-ce pas étonnant qu'il faille attendre cinquante ans pour signifier à un acteur que son comportement avec les assistantes, les habilleuses, ses partenaires n'est pas acceptable, même sous prétexte de gauloiseries ? Qu'il faille attendre Annie Ernaux avec « Mémoire de fille », puis « Le Consentement » de Vanessa Springora pour s'interroger sur la notion de consentement ? Qu'il faille encore Camille Kouchner pour découvrir que l'inceste concerne un Français sur dix ? Comme l'a si bien dit Lola Lafon dans un article paru en mars dernier : « Nous, enfants des années 1970 et 1980, avons cru en une fiction. Un récit rassurant dans lequel nos droits étaient acquis… Le féminisme semblait désuet, il appartenait à nos mères… » Lorsque j'ai vu pour la première fois, sur une feuille de service, que deux référents harcèlement avaient été choisis sur le tournage, lorsque j'ai compris qu'il en serait ainsi désormais, j'ai pleuré de soulagement. S'il arrivait qu'elles choisissent ce métier, mes filles ou d'autres débutantes, les autres, toutes les autres, sauront au moins vers qui se tourner. Anouk Grinberg est intervenue dans ELLE, puis la semaine dernière à la radio : « Parce que Charlotte était si seule… » Cette solitude, malgré les référents harcèlement, malgré les livres de Vanessa Springora ou de Lola Lafon, malgré les posts #MeToo, cette solitude continue donc d'exister ? Nos filles diront-elles plus tard à leur tour que nos avancées étaient bidon, qu'il s'agissait, encore une fois, d'une fiction ? Je cite à nouveau Lafon : « Pendant que certains s'affolent sur les “dérives” des féministes (“Vous ne trouvez pas qu'elles en font trop ?!”), les chiffres ne tergiversent pas : une femme sur dix est ou sera victime de violences sexuelles. » Moins de 10 % portent plainte et moins de 1 % des viols déclarés par des majeures ont fait l'objet d'une condamnation. Quand je lis ces chiffres, aucun doute possible, les adolescentes continueront d'adopter nos pauvres tactiques : avoir ses clés dans la main pour ouvrir la porte d'entrée plus vite, jouer aux folles, faire semblant de téléphoner, semblant de connaître cette passagère dans le métro… Et si ça ne suffit pas, elles observeront plus tard avec gratitude les affiches des Colleuses sur les murs : « Je te crois. » À défaut du reste : je te crois.

 

Je ne suis pas seule à être pessimiste. Le Haut Conseil à l'Égalité entre les femmes et les hommes a rendu public fin janvier 2023 un constat inquiétant : « Non seulement le sexisme ne recule pas en France, mais augmente même dans ses manifestations les plus violentes. » Le sentiment qu'il est plus difficile aujourd'hui d'être une femme qu'un homme est partagé par trois jeunes sur quatre. Une campagne nationale lancée en 2023 disait : « Le sexisme, on ne sait pas toujours comment ça commence, mais on sait comment ça se termine… » Le choix de la ponctuation fait froid dans le dos. Pour 2024 et les années à venir, je suggère une formule plus volontaire, débarrassée de tout suspense : « Le sexisme, on sait très bien comment ça commence, et il est grand temps que ça se termine ! »