Pour eux, c’est déjà la routine… Au sein même de l’Union européenne, des citoyens vivent sous des gouvernements populistes d’extrême droite. Depuis douze ans pour certains. Vous pensez que "franchement, Marine Le Pen, ça ne peut pas être pire que Macron, Darmanin et Blanquer " ? Voici comment le quotidien des Hongrois et des Polonais s’est transformé en quelques années.
« Je me souviens comme si c’était hier du soir du premier tour de l’élection présidentielle 2015, raconte aujourd’hui Agnieszka*, Polonaise de 32 ans. C’était l’horreur, on se retrouvait avec un choix impossible : soit un néolibéral à l’entourage soupçonné de corruption [le président sortant Bronislaw Komorowski, ndlr], soit un ultraconservateur [Andrzej Duda, le candidat de PiS – Droit et justice] de l’autre. En tant que femme de gauche, les deux étaient pour moi tout aussi inacceptables l’un que l’autre. Alors, pour le second tour, j’ai choisi de voter blanc. » Ce témoignage vous paraît curieusement familier ? Attendez la suite…
« Le problème, c’est que je n’ai pas été la seule à ne pas faire de choix, poursuit la jeune femme. Et l’électorat ultraconservateur, lui, ne s’est pas posé de questions… Résultat, Duda l’a emporté avec trois petits points d’écart. Et, depuis sept ans, je vis dans un pays gouverné par l’extrême droite. Et croyez-moi, c’est loin d’être anodin. »
La preuve : aujourd’hui, la Pologne et son prédécesseur dans le domaine, la Hongrie, ne sont même plus considérés comme des « démocraties consolidées », la norme en Europe jusque-là. Quelques années seulement après l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite populiste (en 2010 pour le Fidesz, le parti de Viktor Orbán, en Hongrie ; et en 2015 pour le PiS, celui de Jaroslaw Kaczyński, en Pologne), ces pays sont classés par les spécialistes dans les « régimes hybrides », à mi-chemin entre les autocraties et les gouvernements libéraux.
Pourtant, tout avait commencé en toute normalité dans les deux cas. Des élections tout à fait libres, et des campagnes électorales respectant tous les standards démocratiques. Avec, dans les deux cas, quelques tendances communes : une défiance de la population envers les élites, une stigmatisation des minorités… et la promesse des populistes de « restaurer la souveraineté du peuple ». Décidément, nos extrémistes n’ont rien inventé…
« Contrairement à ce que pense beaucoup de monde, l’extrême droite populiste n’arrive pas au pouvoir – tout du moins, dans notre partie du monde, pas encore en tout cas – par des coups d’État, explique Elena Crespi, chargée de programme de la Fédération internationale pour les droits humains (Fidh). Elle utilise les mécanismes démocratiques de manière tout à fait classique et légale. En revanche, une fois au pouvoir, il ne lui faut pas longtemps pour démanteler toutes les garanties libérales, afin de régner sans partage. »
En Hongrie comme en Pologne, tout juste élus, les populistes extrémistes se sont empressés d’adopter toutes sortes de réformes pour museler les contre-pouvoirs et empêcher l’opposition de s’exprimer. Le Hongrois Viktor Orbán, par exemple, s’est arrangé pour faire passer un maximum de lois en procédure accélérée, rendant toute intervention de l’opposition ou de la société civile quasi impossible. S’agissant de la justice, lui et son homologue polonais ont également entrepris de l’asservir, supprimant son indépendance, faisant le ménage parmi les juges récalcitrants, et vidant de leurs pouvoirs les Cours constitutionnelles normalement garantes de l’État de droit. « L’État de droit, c’est un concept qui peut paraître très lointain pour le peuple, déplore Elena Crespi. On ne fait pas beaucoup de publicité aux réformes électorales ou de la justice, ça semble trop technique. Or c’est fondamental. C’est la garantie du respect de tous les autres droits. Et c’est assez effrayant de réaliser qu’en un laps de temps très court, finalement –douze ans pour la Hongrie et sept ans pour la Pologne –, la situation de l’État de droit et des libertés s’est dégradée de manière spectaculaire. »
Et, dans les faits, les populations n’ont pas tardé à ressentir les effets de l’arrivée au pouvoir des populistes extrémistes. « Ça a été quasiment instantané, assure Dominik*, 46 ans, habitant de Budapest. Comme si l’élection de Viktor Orbán avait subitement fait céder toutes les digues. Ça a été un déferlement de haine soudain. Non seulement dans les discours des personnalités politiques, mais aussi dans le comportement quotidien des citoyens lambda. Désormais, les réflexions -homophobes, racistes, sexistes ou autres sont devenues monnaie courante dans la rue ou au travail. » Militant dans une association de défense des droits de l’homme qui recevait des subventions de fondations européennes, il a fait partie des premières cibles de la majorité Orbán. « En 2017, le gouvernement a fait voter une loi dite anti-ONG, stigmatisant celles recevant du financement étranger [d’un montant minimum de 24 000 euros par an, ndlr], explique-t-il. Sur le même modèle que la loi anti-ONG de son idole russe, Poutine. Ça nous a stigmatisés. Non seulement ça a fait de nous des cibles pour toutes sortes d’agressions verbales et physiques, mais en plus nous sommes devenus des parias. Plus personne n’ose travailler avec nous, ni même nous parler en public. J’ai perdu mon travail parce que mon employeur ne voulait pas être mal vu par le pouvoir. Et je n’ai pas réussi à en retrouver. »
À Varsovie, la capitale polonaise, Agnieszka a elle aussi vu ses droits diminuer à la vitesse de l’éclair. Particulièrement en tant que femme. Malgré des années de mobilisation héroïque de la société civile, le droit à l’avortement s’est encore réduit, il est désormais complètement interdit, sauf en cas de viol ou d’inceste, ou quand la santé de la femme est en danger. Mais il n’est plus autorisé en cas de grave malformation du fœtus. « Non seulement, en théorie, c’est l’un des dispositifs les plus restrictifs au monde, mais dans les faits, c’est encore plus difficile d’avoir accès à l’IVG, soupire la jeune femme. Même dans les cas officiellement permis par la loi, il devient quasiment impossible de trouver un médecin acceptant de pratiquer une telle intervention. Ils ont tous tellement peur d’être inquiétés par le pouvoir qu’ils refusent par principe. Résultat, un peu plus d’un an après ce durcissement supplémentaire, plusieurs femmes sont déjà mortes faute d’y avoir eu accès. »
Classiquement, les autres cibles traditionnelles de ces pouvoirs d’extrême droite sont les -LGBTI. En Pologne, environ 80 gouvernements régionaux et locaux se sont déclarés officiellement « LGBTI free zone », adoptant des chartes discriminatoires. En Hongrie, depuis l’année dernière, « les contenus qui promeuvent ou représentent la déviation de l’identité de genre, le changement de sexe et l’homosexualité ne doivent pas être accessibles aux moins de 18 ans ».
Quitte à réduire les droits humains, les populistes ont-ils au moins, comme promis, amélioré le niveau de vie du peuple ? Pas franchement… Le Hongrois Orbán s’est avant tout employé à diminuer l’imposition sur les sociétés (passant de 19 à 9 %, soit le taux le plus bas d’Europe). Avant d’augmenter le seuil des heures supplémentaires que les employeurs peuvent exiger de leurs salariés (jusqu’à 400 heures par an, soit une journée de travail de plus par semaine), tout en ne les payant que… dans trois ans ! « Et on a eu beau organiser toutes les manifestations possibles, on est impuissants, ils ont tous les pouvoirs », regrette Dominik.
Pour couronner le tout, une fois aux affaires, il est extrêmement difficile de se débarrasser de ce genre de partis. « J’ai entendu des amis de gauche dire “Peut-être que si on laisse les ultraconservateurs passer cette fois-là, on aura droit à une belle victoire de la gauche derrière”, se souvient Agnieszka. Mais c’est un jeu très dangereux. Avec ce genre de personnages, on sait quand ils accèdent au pouvoir, mais on ne sait jamais s’ils accepteront de le quitter, même en cas de défaite dans les urnes. » Et dans les faits, ils ont rapidement réformé le système pour s’assurer de rester aux affaires le plus longtemps possible. Viktor Orbán a par exemple décidé d’un redécoupage des circonscriptions électorales sur mesure pour le Fidesz, et changé le mode de scrutin (passant d’un scrutin majoritaire à deux tours à un système à un tour seulement, favorisant le parti au pouvoir). Sans parler des conditions très particulières des campagnes électorales. « Certes, il y a effectivement des élections régulières, reconnaît Elena Crespi, de la Fidh. Mais il faut voir dans quelles conditions ont lieu les campagnes électorales. Les médias publics sont entièrement aux mains du pouvoir, déversant des flots de propagande à longueur d’émissions et de journaux télévisés. Quant aux médias privés, ce n’est guère plus réjouissant. Les oligarques proches de Viktor Orbán les ont quasiment tous rachetés un par un, les mettant au pas également. » Au point que, lors des élections législatives, qui ont eu lieu début avril, le candidat de l’opposition n’a pratiquement eu accès ni aux uns ni aux autres, ne totalisant par exemple que cinq minutes de temps de parole à la télévision publique pour l’intégralité de la campagne électorale.
Au moment où nous avions recueilli ses paroles, c’est-à-dire avant le scrutin dans l’Hexagone, Agnieszka la Polonaise avait tenu à faire passer un message aux électeurs français : « J’aimerais bien, comme vous, avoir encore le choix. Ne vous trompez pas. » Trop tard pour nous aussi. ●
* Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.