Histoires de vie, et de vies...
12 Avril 2022
"Le Vent ! Rien, sur cette terre, ne vient de si loin et ne respire avec autant d’immensité et de passion que le vent de l’Ukraine. Il débouche en hurlant du Golfe de Finlande, amenant avec lui le froid craquant de la Baltique. A Saint Pétersbourg, il écarte les relents putrides des marécages, marque une pause et tournoie dans les taffetas des élégantes dont il emporte les parfums sucrés en repartant vers le Sud. Il descend et draine avec lui l’odeur des boues de la Volga, les derniers soupirs des morts de Novgorod, les épais nuages d’encens échappés des églises de Moscou, les paillettes d’or arrachées aux bulbes de Kiev, il survole les steppes infinies, arrive enfin sur la Mer Noire et apporte la vie aux bateaux en gonflant leurs voiles par l’arrière." Serge Lentz, Vladimir Roubaïev, ou les Provinces de l'Irréel
Maroussia, héroïne de ma jeunesse, était née dans le vent des steppes d'Ukraine. C'était une enfant, pas plus grande qu'un nœud sur un fil de soie*, une petite goutte de miel* aux lourds cheveux tressés. Et nous savons bien, nous savons tous, n'est-ce pas, que les enfants ce sont les mêmes, à Paris ou à Göttingen**, ou dans n'importe quelle ville du monde. Qu'on les élève au chaud de leur insouciance enfantine ou qu'ils tentent de survivre dans la cruauté glacée de la guerre, un enfant reste un enfant. Personne n'a rien à redire à ça, sauf à être un monstre au cœur froid, et nous savons bien, nous savons tous depuis longtemps, n'est-ce-pas, que les monstres existent, et qu'ils essaient sans relâche d'étaler leur tentacules de malheur.
J'avais l'âge de Maroussia, soit une dizaine d'années, je lisais le livre qui portait son prénom. Je lisais l'histoire d'une petite fille du XVIIème siècle dont l'enfance prenait fin brutalement, jetée dans la tourmente d'un pays convoité, déjà, par la Russie, et de l'insurrection, puisque la liberté est à ce prix, jusqu'au sacrifice de sa vie. J'avais l'âge de Maroussia, et je découvrais, bouleversée, qu'une môme de mon âge pouvait tomber au milieu des roseaux. On eût dit une perdrix arrêtée dans son vol.*
Et ce, sans que le monde en fut changé d'un iota.
Tout est redevenu tranquille. Cela a été si vite fait. C'est à croire que rien n'est arrivé au bout de ce pont.* Une enfant était morte, la tête trouée d'une balle, et tout autour, la vie continuait sa perpétuelle, son incompréhensible respiration.
Moscou, d'un bout à l'autre, dort avec tranquillité, oublieux des angoisses et de la terreur, scandait Pouchkine, découvert un peu plus tard, à l'adolescence. Les poètes existent pour nous rappeler qu'il n'y a pas de vérité absolue. Que la vie n'est qu'évolution, rencontres, amours, pertes, imagination. Mon rêve me poursuit sans fin. Pouchkine encore, héraut de l'âme slave. Elle irradie, symphonie mouvante pétrie d'excessive gaieté et de profonde nostalgie, de merveilleux, de truculence et de mystère.
Tout ce qu'illustrent magnifiquement Les Tableaux d'une Exposition de Moussorgski, découverts aussi à l'adolescence sous la houlette passionnément bienveillante de mon professeur de musique au collège. En pensant au destin tragique de Maroussia, c'est l'insondable mélancolie de Il Vecchio Castello qui me revenait en mémoire, mais c'est avec une jubilation émue que j'ai retrouvé la majestueuse Grande Porte de Kiev qui clôt l'exposition.
Toute cette beauté, ce lyrisme, cette passion sans retenue, ce courage sans limite redécouvert à l'aune de l'actualité, tout ce qu'est décidé à détruire un tyran impavide qui ne cesse d'étendre ses tentacules de malheur, puisque les monstres tyrans ne sont bons qu'à abîmer le monde.
Alors je sais, mon texte est naïf, mais je vais vous dire, je me fous bien d'avoir l'air ridicule avec mon petit paquet d'humilité, de chagrin et d'espoir. Parce que je sais que prétendre construire du bonheur sur la douleur des autres relève du mensonge le plus éhonté. Dans un monde en péril on n'est pas heureux, on a juste peur. Et moi j'avais envie, à mon tout petit niveau de toute petite humainette de rien du tout, le temps de quelques phrases, le temps d'une œuvre musicale revenue du fond de ma mémoire, d'arrêter le tumulte. Souffler pour voir, pour écouter, entendre avec tous les pores de ma peau, et ressentir. Pouvoir, un instant, croire que n'existent ni mort ni cruauté ni souffrance. Pas de maladies, de trahisons, de misère, de guerre, de torture, de viols, pas de peur entre les humains. Un temps. Juste un temps. Parce que dans le pays où je vis, j'ai la chance de pouvoir le faire.
Tableaux d'une exposition, Modeste Moussorgski - Orchestration, Maurice Ravel -Orchestre philarmonique de Strasbourg, 2019
* Extraits du livre Maroussia de P.J. Stahl, "inspiré" d'une nouvelle de M. Vovtchok. Écrite en 1871 par une écrivaine russo-ukrainienne, Mariya Markovitcha (qui publiait sous le pseudo de Marko Vovtchok, on se demande pourquoi 🤔), reprise (plagiée très exactement) et "étoffée" par un éditeur français, Pierre-Jules Hetzel.
** Chanson Göttingen de Barbara.
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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