Histoires de vie, et de vies...
22 Novembre 2018
Ces dernières semaines, j'ai eu une idée bizarre, voire un peu glauque, qui m'a amenée à me livrer à un petit travail de documentariste. Edifiant. Autant vous le dire tout de suite, si vous êtes en mal de rose, de bleu et de lumière, quittez cette lecture sur le champ, parce que cet article sera comme cette semaine de novembre, glaçant. Et vous ne pourrez pas dire que je ne vous ai pas prévenu(e)s. Si vous poursuivez, vous éprouverez sans doute de la colère, un sentiment d'horreur, c'est normal. C'est humain. Mais au moins, quand on sait, on peut choisir, et surtout choisir de ne plus fermer les yeux.
Elle s'appelait Tara Fares. Elle avait 22 ans. Emancipée, indépendante, brandissant la liberté de son corps tatoué comme un étendard sur les réseaux sociaux. Abattue en pleine rue à Bagdad le 27 septembre dernier. Tout comme avant elle, quelques semaines avant, Souad al-Ali, militante pour les droits de l'homme, Ratif al-Yassiri, chirurgienne, Racha al-Hassan, directrice d'un centre esthétique. Insolemment belles, insupportablement libres.
Partout dans le monde, probablement depuis que le monde est monde, ou quasi, des femmes meurent juste parce qu'elles sont des femmes et qu'elles ont voulu être libres. Pourquoi? Parce que partout dans le monde, il se trouve des hommes pour penser que les femmes leur appartiennent, au point de les préférer mortes plutôt que libres.
Comme Meena Keshwar Kamal, bouleversante poétesse et fervente activiste féministe afghane assassinée en 1987. Ou ces 14 étudiantes de l'école Polytechnique de Montréal tombées sous les balles du fusil d'assaut d'un homme qui disait haïr les féministes, 2 ans plus tard.
Comme Katia Benganaj, jeune Algérienne de 16 ans, assassinée en 1994 parce qu'elle refusait de porter le voile. Ou Flores Diaz, 17 ans, morte en 1995 dans une cellule punitive de La Havane. Ou encore Nadia Sidiqi, responsable du département des affaires féminines en Afghanistan, abattue en 2012, et Hanifa Safi au même poste six mois auparavant. Aussi Salwa Bouguiguis, avocate et militante, tuée d'une balle dans la tête en 2014 en Libye.
Tout comme les 36 militantes féministes mexicaines assassinées entre 2010 et 2015 au Mexique dans une impunité quasi-totale. Comme Emilsen Manyoma, Colombienne militante des droits de l'homme, tuée à l'arme blanche en 2017. Ou Gauri Lankesh, abattue la même année en Inde, qui dénonçait la domination hindouiste qui traitent les femmes "comme des créatures de seconde zone". Et Daphné Caruana Galizia, blogueuse maltaise luttant contre la corruption. Ou Marielle Franco, issue de la favela, symbole solaire de la lutte des femmes noires brésiliennes, assassinée le 15 mars dernier à Rio.
Et encore Anna Politkovskaïa, Anastasia Babourova, Natalia Estemirova, journalistes dénonciatrices de faits arbitraires, assassinées au même titre que n'importe quel opposant à Poutine. Et Kim Wall, 30 ans, brillante journaliste suédoise tuée et démembrée en août 2017. Et Viktoria Marinova, journaliste bulgare violée et étranglée le 6 octobre dernier. La liste n'est évidemment pas exhaustive. Evidemment.
Et puis les anonymes, par milliers, en Inde, au Yémen, en Syrie, en Grande-Bretagne, en Argentine, en Suède... Partout. La femme, arme de guerre, ou geste de possession ultime.
Tout comme en France. Elles s'appelaient Séverine, Nadia, Laurie, Jessica, Candice, Sylvie, Nathalie, Estelle, Nelly, Nabila, Annie, Delphine, Catherine, Jacqueline, Linda, Alicia, Céline, Roxane, Maria, Elodie, Réjane, Marion, Sonia, Graziella, Lucie, Souad, Linda, Manuela, Corinne, Stéphanie, Charlotte, Hélène, Isabelle, Fatima, Danielle, Jasmine, Marie-Amélie, Laetitia... 108 à ce jour. La plus jeune avait 14 ans, la plus âgée 80. Elles ont en commun le fait d'avoir été tuées par un intime, un "petit ami", un amant, un mari, un ex. Parce qu'elles ont voulu partir, ou sont parties, parce qu'elles ont refusé un rapport sexuel, ou en ont eu avec un autre. Parfois parce que l'homme est malade, condamné, ou beaucoup plus vieux, et qu'il ne supporte pas l'idée qu'elle puisse lui survivre. Parfois les enfants sont là. Ça fait tout juste un entrefilet dans le journal local, régional. Comme s'il ne s'agissait pas d'un problème national. D'un véritable problème de société. Et je n'oublie pas celles qui meurent dans la rue, leur précarité, la violence exacerbée. Plus exposées, parce qu'elles sont des femmes.
Le féminicide existe bel et bien, et continuera d'exister aussi longtemps qu'on ne se décidera pas à regarder l'horreur en face. Reconnaître et nommer les choses pour se mettre en capacité de les combattre. Cesser définitivement de considérer que le meurtre d'une femme, parce qu'elle est une femme, se réduit à un banal fait divers, que les violences faites aux femmes sont un non sujet. Parce que ce soir, demain, après-demain, un autre prénom viendra allonger la liste. Une autre femme. Parce qu'elle est une femme.
Photos: Tara Fares, Marielle Franco, Meena Keshwar Kamal, Natalia Estemirova, Kim Wall...
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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