Histoires de vie, et de vies...
6 Mars 2020
C'est l'histoire d'une frégate, belle et atypique, unique, qui n'a pas hésité à faire de ses origines chalutières un de ses trésors, parce que les pêcheurs sont de merveilleux marins pour qui la mer est tout, et que la vie leur est rude. Parce que ce sont eux qui l'ont bâtie, ma ville, d'abord chalut, avant que quelques artistes peintres et écrivains en quête de calme et d'authenticité ne fassent le reste.
Devenue frégate, propulsée sous les feux de la célébrité, pavoisée jusqu'à la nausée, elle aurait pu sombrer dans un narcissisme imbécile. Et pour tout dire, il lui est arrivé de se sentir glisser vers d'inquiétants rivages d'autosatisfaction. Bref, elle menaçait de prendre la grosse tête, quand un yacht grand luxe surgit fort à propos pour lui piquer la vedette, et c'est tant mieux. La frégate a retrouvé ses pêcheurs, sa douceur, gardé ses vieux bois sombres, robustes et sûrs, burinés de tendresse. Et regardé défiler les capitaines. Elle a même fini par s'ennuyer un peu. S'étioler. Se rabougrir.
Et puis il est arrivé. Lui. Et il est resté. Longtemps. Il ne s'est pas lassé, il s'est même amusé, il faut croire qu'il l'a aimée, tant il est vrai on ne s'amuse bien qu'avec ceux qu'on aime vraiment. Elle le sait, elle le sent, elle vous dira qu'il l'aime encore. Des années durant il a déployé sa stratégie, plus soucieux de réparer le gréement que de lustrer les boiseries, attaché à ce qu'elle redevienne et demeure un vrai et bon voilier, fiable, accueillant, elle qui ne demandait pas mieux que voguer sur les grands flots, entre deux gris, entre deux verts, entre deux bleus, peuplée d'un équipage choisi pour la plupart, et c'était une douceur de répondre à la barre, et si vous tendez l'oreille, elle vous murmurera qu'ils ont connu des heures où la navigation était proche du rêve... même s'ils en ont bavé, aussi, s'il a fallu plus souvent qu'à leur tour composer avec la fureur et l'embrun, les gifles de paquets de mer, le feu, et la folie des hommes.
Las, au gré des circonstances, la nature humaine peut se révéler bien versatile et quand, moins par fatigue que par raison, le capitaine s'est décidé à passer la main, les masques sont tombés plus vite que le vent sur la mer. Entre le miel et le fiel, il n'y a qu'un choix, un renoncement.
Après avoir longtemps navigué de conserve, l'équipage a dévoilé un panier de crabes assez inattendu. Ont surgi soudain flibustiers, écumeurs et autres écornifleurs qui, se prenant pour les révoltés du Bounty, allaient planter un poignard symbolique dans le dos du capitaine, reniant à la fois celui qui les avait nommés en confiance, nourris, accompagnés, mais aussi le projet qu'ils avaient porté, et, pire encore, le travail accompli par l'ensemble des matelots. Puis, foulant sans vergogne tout cohérence et dignité, ils sont venus quémander une récompense de la main même qu'ils venaient de mordre.
Tout vaisseau mérite mieux que des amitiés sans âme, que le mensonge, la délation, le complotisme, la victimisation et les procès d'intention, sous peine de se condamner à vivre dans l'angoisse du déchirement de sa coque sur quelque effrayant récif d'imprévisibles parages côtiers, au hasard d'une erreur de navigation, à la merci du premier grain.
Nous autres humains l'oublions trop souvent, nous sommes tous embarqués sur le même bateau, et c'est un vaisseau fragile que le nôtre. Je n'ai évidemment de conseil à donner à personne, mais moi, quand je dois choisir un capitaine, je cherche dans les yeux, dans la voix des prétendant(e)s au commandement la même émotion, la même tendresse que celles qui sont miennes. Je cherche la cohérence entre les actes et les idées, la fidélité aux convictions, l'absence totale de délation, d'agressivité. Un soupçon d'humour et beaucoup d'amour.
Pour appareiller sereinement, ce qu'il lui faut, absolument, ce qu'elle désire, la frégate chalutière, c'est une capitaine gracile et courageuse, sereine et déterminée, accompagnée d'un équipage soudé, amoureux de son vaisseau, plus occupé à mettre l'humain au cœur de son projet qu'à dézinguer l'adversaire, un équipage uni pour rassembler. Ils ne se connaissaient pas forcément quand ils ont commencé à travailler ensemble, mais au bout d'une semaine, ils s'aimaient déjà tous comme seuls s'aiment les gens qui se respectent. Un par un ils ont choisi de monter à bord du même vaisseau, ensemble ils ont choisi d'y voguer à la même allure, ensemble ils inventent leur aventure, et personne ne s'économise. Etre capitaine, être membre d'un équipage, c'est un curieux pouvoir, et une étrange fragilité. Il ne faut jamais se tromper d'ambition. Ne jamais se laisser aller à ignorer la valeur de chaque matelot, mais faire de lui un acteur véritable et conscient du cap à maintenir.
C'est un choix précieux que nous allons faire, tous et toutes autant que nous sommes. Il dépend de chacun(e) d'entre nous que le voyage soit un pensum ou une belle aventure. Ensemble.
A Sylvie et son équipe
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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