Histoires de vie, et de vies...
22 Juin 2017
Elle a raison, la copine de Malou. Son appartement est en passe de devenir diablement plus shabby que sweet; entre le boulot, l'association qui vient en aide aux démunis, à laquelle elle consacre la majeure partie de son temps libre et le type qui lui met la tête et le reste à l'envers, Malou n'a plus le temps de rien. Ce n'est pas qu'elle soit maniaque, mais elle apprécie de vivre dans un endroit à peu près propre. Et les quelques miettes de liberté qu'elle grappille de-ci de-là, elle n'a pas forcément envie de les passer à astiquer son intérieur. D'autant qu'elle assure le reste; tout le reste.
Malou gamberge un peu, respire, et, profitant d'une pause entre deux étourdissantes cabrioles sous la couette, elle se lance: elle veut bien continuer à payer loyer, électricité, abonnements internet-téléphone-transportsencommun-cinéma-piscine, à régler les courses et gérer les allers-retours à la laverie, pour deux. Quitte à y sacrifier ses économies. Mais elle aime voir à travers les vitres et ne se sent guère tentée par un élevage d'acariens. Et Malou d'expliquer à Maximilien que quelques étages au-dessous, madame Samba, pour un salaire horaire tout à fait abordable et déductible fiscalement, se propose de faire étinceler son sweet shabby home du sol au plafond, en passant par les clayettes du réfrigérateur.
Maximilien, tout nu, alangui et souriant il y a encore quelques secondes, se lève, saisit son pantalon et l'enfile en foudroyant Malou du regard "Je n'en reviens pas! Tu me proposes, comme ça, de sang-froid, d'envisager l'exploitation d'une immigrée, mère de famille nombreuse, obligée d'accomplir des tâches humiliantes que tu pourrais parfaitement accomplir toi-même?" Malou vacille, bousculée par la vague de culpabilité que lui renvoie son amant, mais tient le choc. Elle ose l'impensable, elle contredit Maximilien et répond, d'une voix d'ange, que madame Samba est tout ce qu'il y a de plus français mais porte le nom de son mari sénégalais, qu'elle a deux enfants nés en France, ce qui ne suffit pas à lui assurer la carte famille nombreuse, que ni Mme Samba ni elle-même ne voient ce qu'il y a d'humiliant à faire régner la propreté dans un appartement, et que, vu qu'ils sont deux à y créer le chaos, elle ne voit pas pourquoi elle devrait s'y coller toute seule.
Maximilien l'écoute, avec sur le visage l'expression d'une sévère attention; et il entreprend, d'un ton égal, mais la voix tendue, de lui expliquer à quel point elle se trompe, à quel point il est détestable de l'entendre lui demander de passer dans le camp des privilégiés qui exploitent la misère humaine, de devenir l'exploiteur qui perpétue l'esclavage salarié. Il n'a pas le temps, lui, de s'occuper du ménage, il voue sa vie à des causes, lui, il a des copies à corriger, et des petites gens à défendre. Et il faudrait qu'il gère le quotidien? Tout ça l'épuise. Malou l'épuise. Et c'est avec des gens comme elle qu'on creuse les inégalités sociales. C'est avec des gens comme elle qu'on n'arrive pas à sortir du système libéral.
Malou soupire "De toute façon, avec toi, il faut sortir de tout".
RAAAAAH! Crime de lèse-Maximilien qui s'empourpre, s'enflamme, fait des moulinets avec les bras; il est grand temps qu'elle se rende compte que le capitalisme financiarisé, c'est la faute des gens de sa sorte! Le pilonnage des services sociaux, encore leur faute! Le droit à polluer, toujours leur faute! Emporté par une colère aussi foudroyante qu'implacable, il rugit, éructe, vitupère, déterminé à la convaincre que si TOUT va mal, c'est SA faute, à ELLE!
La faim dans le monde? C'est elle! Les réfugiés, les migrants? C'est elle! Le 11 septembre, le 7 janvier, le 13 novembre? C'est elle! La faillite de la Grèce? Encore elle! Le Vénézuela? Les femmes violées, excisées? Les enfants battus? Le Sida? Trump? La crise des subprimes? Les trains en retard? L'Inquisition? La mort de Marilyn Monroe? La cravate Drake's jamais revenue du pressing? Toujours elle! Qu'elle se mette ça en tête, ELLE EST COUPABLE!
Là, Malou, autant le dire, a quelque chose qui ressemble à l'expression figée d'une somnambule, la mâchoire inférieure comme descendue d'un cran. Abasourdie. Dix secondes. Puis elle cligne des yeux, sourit. "Parfaitement", dit-elle.
Interdit, Maximilien hésite, encore tout fulminant "C'est ta faute aussi, pourquoi tu me parles comme ça? Tu me cherches, alors tu me trouves." Silence. "Où est-ce que tu vas?"
Malou va tout droit vers la porte d'entrée, l'ouvre, et de son joli bras rond, invite son procureur à passer sur le palier, avec un soulagement à peine dissimulé. Maximilien obtempère, torse bombé, face tragique. Et là, Malou l'a trouvé comique. Franchement.
Aujourd'hui, quand on lui demande pourquoi ils ont rompu, qui a rompu, c'est son côté chic fille, elle répond qu'on s'en fiche, que c'est comme ça, que ça ne rime à rien de chercher des raisons aux séparations, puisqu'on n'en cherche jamais pour les rencontres.
PS. En vérité, Maximilien s'étant retrouvé pieds et torse nus sur le palier, il a dû, drapé de sa dignité outragée, se résoudre à frapper à la porte de Malou pour récupérer ses valises, ses copies à corriger et ses tickets de pressing. Sans oublier Robespierre et Lénine. Ce n'est qu'au bout de quelques jours qu'il s'est aperçu que là, Malou avait été franchement salope. Sur le fond rouge de l'affiche, en auréole autour de la tête de Lénine, au marqueur noir, on pouvait lire "La fin sublime excuse les moyens horribles". (Raymond Aron, L'opium des intellectuels)
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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