Histoires de vie, et de vies...
22 Août 2016
Les années 60. Carole vient d'avoir 20 ans, c'est une fille fraîche, active, pas stupide, tendre, sympathique, bosseuse, physique de brindille façon Twiggy. Philippe a 5 ans de plus, il est beau gosse, il le sait, Philippe a une haute estime de lui-même, c'est un homme-un-vrai, il jette son dévolu sur Carole, elle succombe. Carole aime Philippe, Philippe aime Carole, l'histoire commence.
Près de 40 ans plus tard, rien ne les distingue d'un couple ordinaire. Deux enfants (et demi), trois petits-enfants (et demi). Bientôt un quatrième. Bien sûr, tout le monde sait que Philippe est difficile, coléreux, mais Carole l'aime, c'est évident. Et Philippe, parfois, à l'occasion d'une grande occasion, se fend d'une déclaration sur l'estime, le respect qu'il porte à sa femme. Un couple modèle, en somme. Un couple pour magazines, rubrique "le secret des couples qui durent"!
Sauf que Philippe n'aime pas Carole, il la dévore.
Vu de l'extérieur, quasiment rien ne se voit, à moins d'être un observateur très attentif. En apparence, Carole est une femme autonome, volontaire, indépendante. En réalité, elle ne prend aucune décision. Jamais. C'est Philippe qui décide de tout, tout le temps. Il sait mieux qu'elle ce qui est bon pour elle. Il la contrôle. C'est lui qui a le dessus, toujours, partout. Philippe décide, de l'humeur de la journée, fonction de la sienne ; des menus pour deux, des amis qu'il faut fréquenter, des films à voir, des vacances, des déménagements, des activités. Il la réveille quand il ne dort pas, décourage toute velléité de projet personnel, depuis toujours, à petits coups, en douce, de petites moqueries vachardes en petites phrases dédaigneuses, mine de rien... Juste des petites choses déplaisantes, qui n'ont l'air de rien, prises une à une. Il faut les mettre bout à bout pour entrevoir une forme de violence sournoise, d'autant plus insidieuse qu'elle se cache sous des protestations d'amour.
Quand même, c'est pour elle, avec elle qu'il fait tout ça! Est-ce qu'elle se rend compte de la chance qu'elle a? Elle est une privilégiée, Carole! Elle connaît Philippe, qui l'a épousée, elle entre toutes, se rend-elle compte? Il lui consacre tous ses jours et toutes ses nuits (déclaration on ne peut plus mensongère vu que Philippe exerce un métier qui l'amène à s'absenter des semaines, voire des mois durant, pendant lesquels Carole court partout avec ses deux mômes qu'elle élève toute seule, mais ce n'est pas fatigant, ça, allons, juste une vie de femme, et puis ça plait à Philippe, alors...)
Un couple ordinaire, fait d'une femme mortellement dévouée et pleine d'ennui, d'un mari hypocrite et égoïste qui se comporte avec elle comme un négrier. Et Carole, déconstruite, anesthésiée à force de s'oublier, disqualifiée d'office en tant qu'individu libre et pensant, subit, sous emprise, avale du Prozac et se répète qu'elle a tout pour être heureuse, puisque c'est Philippe qui le dit.
C'est une entreprise de démolition industrielle. C'est terrifiant. En même temps, c'est agaçant comme les noix sur la langue. On se demande: comment a-t-elle pu en arriver là? Perdre ainsi tout discernement? Ne pas s'apercevoir qu'il ne la respecte pas? On est à deux doigts de se dire qu'après tout, elle doit y trouver son compte... A deux doigts de tomber dans le piège, nous aussi... D'oublier que si on y regarde d'un peu plus près, on voit bien qu'ils ne sont heureux, ni l'un, ni l'autre, et encore moins l'un avec l'autre, mais aucun des deux ne saurait se passer de l'autre, à moins d'y être contraint...
Aujourd'hui Carole a 70 ans, des allures de matrone bourgeoise sortie d'un dessin de Jacques Faizant, la moue revêche, arc-boutée sur son guêpier autant que sur ses illusions perdues. Entre Prozac et Lexomil...
J'avoue, je ne sais que penser de Carole... Carole qui, vue de l'extérieur, avait tout pour être heureuse, et s'est finalement beaucoup plainte de ne pas l'être, en douce, à petits coups, à petites phrases qui voulaient dire sans vraiment le dire, l'air de rien... Il suffisait d'être un observateur attentif...
Athée, laïque, féministe assurée et romantique assumée, universaliste, républicaine, rieuse et mélancolique, résolument positive dans un monde dépressif, agitatrice de cervelle, gratteuse infatigable du vernis des humains pour voir ce qu'il y a dessous...
"Je ne fais effort ni pour qu'on m'aime ni pour qu'on me suive. J'écris pour que chacun fasse son compte." Jean Giono
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